Bossa nova, une passion franÁaise

  

L'auriverde, ‚ - le jaune et le vert - ‚ est ý la mode en France. Avec le mannequin Gisele BUNDCHEN en ambassadrice de charme, les grands magasins montent des opÈrations spÈciales avec offres exceptionnelles sur les maillots, de bain ou de football. Le BrÈsil Èvoquera toujours les plages de Copacabana et le stade de Maracana, le carnaval de Rio et ses mÈtisses en plumes, se dÈhanchant sur des tambours de samba. En matiËre d'exotisme de pacotille, la France a aggravÈ son cas. C'est ici que fut inventÈe la lambada, artefact d'un air bolivien travesti en danse brÈsilienne par TF1 et une marque de boisson gazeuse. Ici aussi qu'une chanson mineure de Chico BUARQUE (Essa MoÁa t’ Diferente ) devient un tube tardif gr’ce ý une publicitÈ sexy.

Pour autant, la France aime durablement la musique populaire brÈsilienne. "De tous les pays d'Europe jusqu'o˜ la vague bossa-nova a pu rouler, il semble que ce soient la France et l'Italie qui lui aient rÈservÈ le meilleur accueil" , note dans Brasil Bossa Nova (Edisud, 1988) l'Ècrivain journaliste Jean-Paul DELFINO, auteur du roman Corcovado (MÈtailiÈ, 408 p., 20 ?). Surprenante pour une nation non lusophone, cette passion a ÈtÈ entretenue par les quÍtes individuelles de passeurs obstinÈs. Le premier d'entre eux se nomme Pierre BAROUH, fondateur de la maison de disques et de la librairie SARAVAH. De son troisiËme voyage au BrÈsil, en 1969, il a rapportÈ un document prÈcieux, Saravah , qui vient d'Ítre ÈditÈ en DVD (FrÈmeaux). En trois jours de tournage, il a pu filmer le vÈtÈran - ‚ et monument - ‚ Pixinguinha, les jeunes Baden POWELL, Maria BETHANIA et Paulinho da VIOLA ý l'aube de la gloire.

BAROUH quitte en 1959 son quartier gÈnÈral de Saint-Germain-des-PrÈs et file en stop au Portugal. A Lisbonne, il rencontre SIVUCA, un musicien nordestin qui l'initie, et achËte dans la foulÈe le disque Chega de Saudade , nouveautÈ d'un chanteur-guitariste nommÈ Joao GILBERTO. "J'ai usÈ les sillons jour et nuit sur mon Teppaz, se souvient BAROUH. Je n'avais jamais imaginÈ des enchaÓnements harmoniques pareils. Mon colocataire dans le quartier du Barrio Alto Ètait un guitariste belge de jazz, qui avait jouÈ avec Stan GETZ. En entendant Desafinado , il a fait cette remarque prÈmonitoire : "Si Getz s'en empare, c'est un carton planÈtaire"." En 1964, le fameux disque GETZ-GILBERTO lancera la vogue internationale de la bossa-nova.

BAROUH embarque sur un cargo en route pour le BrÈsil, dÈcidÈ ý rencontrer le trio infernal ý l'origine de Chega de Saudade : outre Joao GILBERTO, le compositeur Tom JOBIM et le poËte diplomate Vinicius de MORAES. Trois jours d'escale ý Rio n'y suffiront pas. Revenu ý Paris, BAROUH devient VRP de la bossa naissante, fait Ècouter son sÈsame ý tous ceux qu'ils croisent ‚ Michel LEGRAND et Georges MOUSTAKI seront les premiers conquis. Un soir, dans un bistrot de Paris, il chantonne ý un ami un air de la diva carioca DolorËs DURAN. "A la table d'ý cÙtÈ, une femme dresse l'oreille : "Comment pouvez-vous connaÓtre Áa ?" Elle m'invite le lendemain ý une petite fÍte chez elle, rue Suger. J'y trouve VINICIUS et Baden POWELL. J'avais fait 9 000 kilomËtres pour rien !"

BAROUH se lie d'amitiÈ avec les deux BrÈsiliens et travaille derechef ý des adaptations de leurs chansons. La plus cÈlËbre, Samba Sarava (d'aprËs Samba da BenÁao), fut enregistrÈe ý Rio chez le guitariste Baden POWELL, gÈnie de l'afro-samba. A 8 heures du matin, peu avant le dÈpart de BAROUH. A Orly, il est accueilli par Claude LELOUCH. Le cinÈaste Ècoute Samba Sarava et dÈcide de l'intÈgrer derechef dans Un homme et une femme (1966) qui triomphe au Festival de Cannes.

EN 1959, une autre Palme d'or franÁaise avait dÈjý rÈvÈlÈ la beautÈ de la bossa. RÈalisÈ ý partir d'une piËce de Vinicius de MORAES transposant le mythe d'OrphÈe et Eurydice dans les favelas, Orfeu Negro de MARCEL CAMUS, permit de diffuser les chansons de Luiz BONFA et de Tom JOBIM. DÈcriÈ aujourd'hui pour son angÈlisme, le film a eu le mÈrite de sensibiliser le public ý la saudade - mÈlancolie rÍveuse ‚-, quand l'exotisme "festif" Ètait de mise. Genre Si tu vas ý Rio de Dario MORENO.

Le malentendu sur l'identitÈ brÈsilienne est ancien, puisqu'on en trouve trace dËs La Vie parisienne d'OFFENBACH (1866) avec l'air Je suis BrÈsilien, j'ai de l'or. Au dÈbut du XXe siËcle, l'intÈrÍt vaut surtout pour la danse. Une mode fait fureur ý Montmartre et ý Montparnasse, le maxixe ou "tango brÈsilien." La vedette en est le DUQUE, un ancien dentiste qui ouvre un cours et une boÓte. Le succËs est tel qu'il entre en concurrence avec le tango argentin.

En 1922, le DUQUE fait venir les BATUDAS, l'orchestre de PIXINGUINHA. ProgrammÈs pour une semaine au cabaret Le SchÈhÈrazade, les musiciens y resteront six mois. Capitale europÈenne du jazz, Paris s'amourache de cette confrÈrie joyeuse et explosive qui rivalise avec les big bands amÈricains.

L'attrait de la samba touche mÍme la musique savante. SecrÈtaire de Paul CLAUDEL lors d'une mission consulaire au BrÈsil, le compositeur Darius MILHAUD en rapporte Le Boeuf sur le toit , ballet pour orchestre crÈÈ en 1919 avec Jean COCTEAU. L'oeuvre prÍte encore aujourd'hui ý polÈmique : n'est-elle pas un pur plagiat (le premier d'une longue sÈrie), sous forme de collage, des airs d'une dizaine de musiciens brÈsiliens ‚ notamment le sambiste DONGA ?

La seconde guerre mondiale resserre les liens entre musiciens des deux pays. Neutre, le BrÈsil accueille les tournÈes de Jean SABLON (qui interprÈtera plus tard Aquarela do Brasil et des compositions de Dorival CAYMMI) et de Ray VENTURA et ses CollÈgiens. Dans cet orchestre, il y a alors un guitariste nommÈ Henri SALVADOR, qui rÈsidera ý Rio de Janeiro jusqu'en 1944. Le Guyanais se souvient du premier concert au Copacabana Palace : "Il y avait 40 musiciens tropicaux sur scËne et nous offrions 40 minutes de jazz. Le premier soir s'est mal passÈ, le public avait un masque de mort . VENTURA m'a dit : "Sauve-nous !" J'ai fait une imitation de Popeye et le lendemain, j'Ètais en premiËre page du journal. Ils ont pensÈ que j'Ètais brÈsilien ý cause de la couleur de peau !"

En 1941, VENTURA gagne Hollywood. SALVADOR reste ý Rio, apprend le brÈsilien en quinze jours, joue au casino d'Urca. Le patriarche qui participera le 13 juillet, place de la Bastille ý Paris, ý un grand concert brÈsilien, a-t-il, comme il le laisse entendre, "inventÈ" la bossa-nova avec sa chanson Dans mon Óle (1957) ? Tom JOBIM aurait eu l'idÈe de ralentir le tempo de la samba aprËs avoir vu le film italien pour lequel fut composÈ ce bolÈro.

L'acte fondateur de la bossa reste cependant Chega de Saudade et son laboratoire, l'appartement des parents de la chanteuse Nara LEAO. Tous sont lý. Dans la baignoire, VINICIUS Ècrit ses poËmes, la Remington posÈe sur une planchette, whisky et cigarettes en vue.

Le BrÈsil vit sur un nuage. La dÈmocratie a deux ans, la SeleÁao triomphe en SuËde avec PELE, une capitale futuriste se construit ý Brasilia. La bossa offre "l'amour, le sourire et la fleur" et ý l'Ètranger des sensations autres que rythmiques et sudatoires.

Fils de libraire, Georges MOUSTAKI avait d'abord rÍvÈ du BrÈsil en lisant Marmorto du romancier Jorge AMADO. Le chanteur, qui prit "deux cours de bossa, l'un avec JOBIM, l'autre avec TOQUINHO" , Èvoque les difficultÈs qu'il rencontra : "Cette complexitÈ rythmique extraordinaire avec des morceaux ý huit, ý onze temps, ces harmonies trËs ÈlaborÈes qui sont pour eux celles de dÈbutants, alors qu'ils ne savent pas jouer un la mineur ! Et pour un pianiste mÈdiocre comme moi , c'est injouable, c'est du CHOPIN avec la pulsation ! C'Ètaient des Èrudits qui faisaient de la musique populaire, du jazz mÍlÈ au fado et aux rythmes noirs."

MOUSTAKI signera, en prÈsence des auteurs, les plus fidËles traductions des oeuvres de VINICIUS et JOBIM (notamment Aguas de Beber/Les Eaux de mars ). La passion du BrÈsil ne l'a jamais quittÈ. Il vient d'enregistrer un album ý Rio avec un pianiste historique de la bossa, Francis HIME. Pourtant, en dehors de BAROUH et de lui, "la bossa-nova n'est pas comprise dans un premier temps", rappelle Dominique DREYFUS, commissaire de l'exposition Musique populaire brÈsilienne. "Le parolier Eddy MARNAY avait craquÈ et adaptÈ tous les tubes. Pas un seul Èditeur n'en voulait."

AprËs, ce sera la dÈferlante. Dans les annÈes 1960 et 1970, tout le monde s'y met : Marcel ZANINI et Brigitte BARDOT, qui se disputent Tu veux ou tu veux pas (Nao vem que nao tem , de Carlos IMPERIAL), Bourvil, Jeanne MOREAU, Nana MOUSKOURI, Joe DASSIN, Isabelle AUBRET, FranÁoise HARDY, Carlos... Sorte de nouveau Jeux interdits pour les apprentis guitaristes, La Fille d'Ipanema est dÈclinÈe dans toutes les langues, chez nous par Jacqueline FRANCOIS avant d'Ítre martyrisÈe bien plus tard par Lio. Il y aura beaucoup d'outrages et quelques francs succËs, pour Michel FUGAIN (Fais comme l'oiseau /Voce Abusou , d'Antonio CARLOS et JOCAFI) ou Pierre VASSILIU (Qui c'est celui-lý ?/Partido Alto de Chico BUARQUE).

Tous n'ont pas les scrupules de MOUSTAKI et de BAROUH. Les contresens et les clichÈs sont presque systÈmatiques. InterprÈtÈ par Nicoletta, Fio Maravilla devient un vibrant hommage ý un chanteur des favelas. L'original de Jorge BEN dÈcrivait un but exceptionnel sur un terrain de foot...

Heureusement, il y a Claude NOUGARO. "La musique brÈsilienne ? Au dÈbut, je n'en connaissais que le folklore que l'on jouait dans nos campagnes. AprËs les vendanges, les vignerons poussaient une jambe en haut et une jambe en bas sur un air de samba ý la Luis MARIANO" , s'amusait-il. Sa pulsation se maria ý merveille avec les mots et le phrasÈ de l'Occitan dans Tu verras (Que Sera , de Chico BUARQUE). Par l'entremise de BAROUH, NOUGARO rencontre Baden POWELL en 1964. Il transforme Berimbau en Bidonville pour Èvoquer une misËre universelle. 1968. Pendant que Paris rÍve de rÈvolution et imagine une plage sous ses pavÈs, il est inconvenant de cÈder ý l'hÈdonisme tropical. Les BrÈsiliens subissent le durcissement d'une dictature instaurÈe en 1964. "Au lieu de boycotter ce pays devenu fasciste, les producteurs franÁais en profitent, Ècrit Jean-Paul DELFINO dans Brasil a Musica (Èd. ParenthËses, 1998). Dans les salles de concerts brÈsiliennes, des agents dits artistiques exportent des chanteurs qui, mÍme dans l'Hexagone, ne font plus recette (...) : Demis ROUSSOS, Mike BRANT, HervÈ VILARD (...)."

Sur les murs des villes, une affiche apparaÓt : "Aime le BrÈsil ou quitte-le!", rapidement complÈtÈe par "Et le dernier Èteint la lumiËre !", dÈtournement dš au journal contestataire O Jaguar . La bossa ne survit pas au rÈgime des gÈnÈraux. DÈchus parfois de leur nationalitÈ, les chanteurs s'exilent. A Paris, on trouve Baden POWELL, VINICIUS de Moraes, Toquinho et Nara LEAO. A Londres, Caetano VELOSO et Gilberto GIL, symboles d'un nouveau courant plus radical, le tropicalisme, qui mÍle la samba au rock et au funk.

La diaspora parisienne se rÈconforte dans une boÓte comme Le Discophage, rue des Ecoles. "Il y avait un spectacle de cabaret avec guitare, percussion et voix, se souvient Bernard LAVILLIERS. Je faisais la partie franÁaise. Il y eut un ÈvÈnement avec l'apparition des Etoiles, les premiËres drag-queens."
 

LAVILLIERS se retrouve dans la parole protestataire et les provocations tropicalistes. Un premier voyage, en 1965, a menÈ le StÈphanois dans le Nordeste. Il y dÈcouvre "Luis GONZAGA et les cangaceiros, les chants de Recife et le forro de Pernambouc, ces chansons de foire qui sont aussi des danses populaires. Un petit accordÈon, un triangle, une flšte, une guitare, parfois un violon" . Loin des plages, il raconte "l'intÈrieur des terres, le dÈsert et la rocaille, la chaleur terrible , les ruraux illettrÈs qui survivent loin de la civilisation" dans Sertao (1979), premier forro en langue franÁaise.

Avec VÈronique SANSON, Etienne DAHO, Patrick BRUEL et, rÈcemment, le groupe Nouvelle Vague, le BrÈsil n'a cessÈ d'irriguer la chanson franÁaise. Sans rÈciprocitÈ. Les anciennes gÈnÈrations parlaient le franÁais, l'anglais l'a dÈtrÙnÈ. "La relation est ý sens unique, l'ignorance du public brÈsilien est affligeante, estime Dominique DREYFUS. Au mieux, il connaÓt BECAUD, AZNAVOUR, PIAF dont La Foule a ÈtÈ un tube . Les BrÈsiliens sont autosuffisants musicalement, la brËche est occupÈe par les Anglo-Saxons. Nous ne sommes pas un peuple trËs musicien mais un peuple de passeurs : pour la bossa, mais aussi le jazz, le zouk, le raÔ, la salsa, le reggae."

Bruno LESPRIT
LE MONDE | article paru dans l'Èdition du 10.07.05.

 

 

 

Bossa nova, une passion franÁaise

  

L'auriverde, ‚ - le jaune et le vert - ‚ est ý la mode en France. Avec le mannequin Gisele BUNDCHEN en ambassadrice de charme, les grands magasins montent des opÈrations spÈciales avec offres exceptionnelles sur les maillots, de bain ou de football. Le BrÈsil Èvoquera toujours les plages de Copacabana et le stade de Maracana, le carnaval de Rio et ses mÈtisses en plumes, se dÈhanchant sur des tambours de samba. En matiËre d'exotisme de pacotille, la France a aggravÈ son cas. C'est ici que fut inventÈe la lambada, artefact d'un air bolivien travesti en danse brÈsilienne par TF1 et une marque de boisson gazeuse. Ici aussi qu'une chanson mineure de Chico BUARQUE (Essa MoÁa t’ Diferente ) devient un tube tardif gr’ce ý une publicitÈ sexy.

Pour autant, la France aime durablement la musique populaire brÈsilienne. "De tous les pays d'Europe jusqu'o˜ la vague bossa-nova a pu rouler, il semble que ce soient la France et l'Italie qui lui aient rÈservÈ le meilleur accueil" , note dans Brasil Bossa Nova (Edisud, 1988) l'Ècrivain journaliste Jean-Paul DELFINO, auteur du roman Corcovado (MÈtailiÈ, 408 p., 20 ?). Surprenante pour une nation non lusophone, cette passion a ÈtÈ entretenue par les quÍtes individuelles de passeurs obstinÈs. Le premier d'entre eux se nomme Pierre BAROUH, fondateur de la maison de disques et de la librairie SARAVAH. De son troisiËme voyage au BrÈsil, en 1969, il a rapportÈ un document prÈcieux, Saravah , qui vient d'Ítre ÈditÈ en DVD (FrÈmeaux). En trois jours de tournage, il a pu filmer le vÈtÈran - ‚ et monument - ‚ Pixinguinha, les jeunes Baden POWELL, Maria BETHANIA et Paulinho da VIOLA ý l'aube de la gloire.

BAROUH quitte en 1959 son quartier gÈnÈral de Saint-Germain-des-PrÈs et file en stop au Portugal. A Lisbonne, il rencontre SIVUCA, un musicien nordestin qui l'initie, et achËte dans la foulÈe le disque Chega de Saudade , nouveautÈ d'un chanteur-guitariste nommÈ Joao GILBERTO. "J'ai usÈ les sillons jour et nuit sur mon Teppaz, se souvient BAROUH. Je n'avais jamais imaginÈ des enchaÓnements harmoniques pareils. Mon colocataire dans le quartier du Barrio Alto Ètait un guitariste belge de jazz, qui avait jouÈ avec Stan GETZ. En entendant Desafinado , il a fait cette remarque prÈmonitoire : "Si Getz s'en empare, c'est un carton planÈtaire"." En 1964, le fameux disque GETZ-GILBERTO lancera la vogue internationale de la bossa-nova.

BAROUH embarque sur un cargo en route pour le BrÈsil, dÈcidÈ ý rencontrer le trio infernal ý l'origine de Chega de Saudade : outre Joao GILBERTO, le compositeur Tom JOBIM et le poËte diplomate Vinicius de MORAES. Trois jours d'escale ý Rio n'y suffiront pas. Revenu ý Paris, BAROUH devient VRP de la bossa naissante, fait Ècouter son sÈsame ý tous ceux qu'ils croisent ‚ Michel LEGRAND et Georges MOUSTAKI seront les premiers conquis. Un soir, dans un bistrot de Paris, il chantonne ý un ami un air de la diva carioca DolorËs DURAN. "A la table d'ý cÙtÈ, une femme dresse l'oreille : "Comment pouvez-vous connaÓtre Áa ?" Elle m'invite le lendemain ý une petite fÍte chez elle, rue Suger. J'y trouve VINICIUS et Baden POWELL. J'avais fait 9 000 kilomËtres pour rien !"

BAROUH se lie d'amitiÈ avec les deux BrÈsiliens et travaille derechef ý des adaptations de leurs chansons. La plus cÈlËbre, Samba Sarava (d'aprËs Samba da BenÁao), fut enregistrÈe ý Rio chez le guitariste Baden POWELL, gÈnie de l'afro-samba. A 8 heures du matin, peu avant le dÈpart de BAROUH. A Orly, il est accueilli par Claude LELOUCH. Le cinÈaste Ècoute Samba Sarava et dÈcide de l'intÈgrer derechef dans Un homme et une femme (1966) qui triomphe au Festival de Cannes.

EN 1959, une autre Palme d'or franÁaise avait dÈjý rÈvÈlÈ la beautÈ de la bossa. RÈalisÈ ý partir d'une piËce de Vinicius de MORAES transposant le mythe d'OrphÈe et Eurydice dans les favelas, Orfeu Negro de MARCEL CAMUS, permit de diffuser les chansons de Luiz BONFA et de Tom JOBIM. DÈcriÈ aujourd'hui pour son angÈlisme, le film a eu le mÈrite de sensibiliser le public ý la saudade - mÈlancolie rÍveuse ‚-, quand l'exotisme "festif" Ètait de mise. Genre Si tu vas ý Rio de Dario MORENO.

Le malentendu sur l'identitÈ brÈsilienne est ancien, puisqu'on en trouve trace dËs La Vie parisienne d'OFFENBACH (1866) avec l'air Je suis BrÈsilien, j'ai de l'or. Au dÈbut du XXe siËcle, l'intÈrÍt vaut surtout pour la danse. Une mode fait fureur ý Montmartre et ý Montparnasse, le maxixe ou "tango brÈsilien." La vedette en est le DUQUE, un ancien dentiste qui ouvre un cours et une boÓte. Le succËs est tel qu'il entre en concurrence avec le tango argentin.

En 1922, le DUQUE fait venir les BATUDAS, l'orchestre de PIXINGUINHA. ProgrammÈs pour une semaine au cabaret Le SchÈhÈrazade, les musiciens y resteront six mois. Capitale europÈenne du jazz, Paris s'amourache de cette confrÈrie joyeuse et explosive qui rivalise avec les big bands amÈricains.

L'attrait de la samba touche mÍme la musique savante. SecrÈtaire de Paul CLAUDEL lors d'une mission consulaire au BrÈsil, le compositeur Darius MILHAUD en rapporte Le Boeuf sur le toit , ballet pour orchestre crÈÈ en 1919 avec Jean COCTEAU. L'oeuvre prÍte encore aujourd'hui ý polÈmique : n'est-elle pas un pur plagiat (le premier d'une longue sÈrie), sous forme de collage, des airs d'une dizaine de musiciens brÈsiliens ‚ notamment le sambiste DONGA ?

La seconde guerre mondiale resserre les liens entre musiciens des deux pays. Neutre, le BrÈsil accueille les tournÈes de Jean SABLON (qui interprÈtera plus tard Aquarela do Brasil et des compositions de Dorival CAYMMI) et de Ray VENTURA et ses CollÈgiens. Dans cet orchestre, il y a alors un guitariste nommÈ Henri SALVADOR, qui rÈsidera ý Rio de Janeiro jusqu'en 1944. Le Guyanais se souvient du premier concert au Copacabana Palace : "Il y avait 40 musiciens tropicaux sur scËne et nous offrions 40 minutes de jazz. Le premier soir s'est mal passÈ, le public avait un masque de mort . VENTURA m'a dit : "Sauve-nous !" J'ai fait une imitation de Popeye et le lendemain, j'Ètais en premiËre page du journal. Ils ont pensÈ que j'Ètais brÈsilien ý cause de la couleur de peau !"

En 1941, VENTURA gagne Hollywood. SALVADOR reste ý Rio, apprend le brÈsilien en quinze jours, joue au casino d'Urca. Le patriarche qui participera le 13 juillet, place de la Bastille ý Paris, ý un grand concert brÈsilien, a-t-il, comme il le laisse entendre, "inventÈ" la bossa-nova avec sa chanson Dans mon Óle (1957) ? Tom JOBIM aurait eu l'idÈe de ralentir le tempo de la samba aprËs avoir vu le film italien pour lequel fut composÈ ce bolÈro.

L'acte fondateur de la bossa reste cependant Chega de Saudade et son laboratoire, l'appartement des parents de la chanteuse Nara LEAO. Tous sont lý. Dans la baignoire, VINICIUS Ècrit ses poËmes, la Remington posÈe sur une planchette, whisky et cigarettes en vue.

Le BrÈsil vit sur un nuage. La dÈmocratie a deux ans, la SeleÁao triomphe en SuËde avec PELE, une capitale futuriste se construit ý Brasilia. La bossa offre "l'amour, le sourire et la fleur" et ý l'Ètranger des sensations autres que rythmiques et sudatoires.

Fils de libraire, Georges MOUSTAKI avait d'abord rÍvÈ du BrÈsil en lisant Marmorto du romancier Jorge AMADO. Le chanteur, qui prit "deux cours de bossa, l'un avec JOBIM, l'autre avec TOQUINHO" , Èvoque les difficultÈs qu'il rencontra : "Cette complexitÈ rythmique extraordinaire avec des morceaux ý huit, ý onze temps, ces harmonies trËs ÈlaborÈes qui sont pour eux celles de dÈbutants, alors qu'ils ne savent pas jouer un la mineur ! Et pour un pianiste mÈdiocre comme moi , c'est injouable, c'est du CHOPIN avec la pulsation ! C'Ètaient des Èrudits qui faisaient de la musique populaire, du jazz mÍlÈ au fado et aux rythmes noirs."

MOUSTAKI signera, en prÈsence des auteurs, les plus fidËles traductions des oeuvres de VINICIUS et JOBIM (notamment Aguas de Beber/Les Eaux de mars ). La passion du BrÈsil ne l'a jamais quittÈ. Il vient d'enregistrer un album ý Rio avec un pianiste historique de la bossa, Francis HIME. Pourtant, en dehors de BAROUH et de lui, "la bossa-nova n'est pas comprise dans un premier temps", rappelle Dominique DREYFUS, commissaire de l'exposition Musique populaire brÈsilienne. "Le parolier Eddy MARNAY avait craquÈ et adaptÈ tous les tubes. Pas un seul Èditeur n'en voulait."

AprËs, ce sera la dÈferlante. Dans les annÈes 1960 et 1970, tout le monde s'y met : Marcel ZANINI et Brigitte BARDOT, qui se disputent Tu veux ou tu veux pas (Nao vem que nao tem , de Carlos IMPERIAL), Bourvil, Jeanne MOREAU, Nana MOUSKOURI, Joe DASSIN, Isabelle AUBRET, FranÁoise HARDY, Carlos... Sorte de nouveau Jeux interdits pour les apprentis guitaristes, La Fille d'Ipanema est dÈclinÈe dans toutes les langues, chez nous par Jacqueline FRANCOIS avant d'Ítre martyrisÈe bien plus tard par Lio. Il y aura beaucoup d'outrages et quelques francs succËs, pour Michel FUGAIN (Fais comme l'oiseau /Voce Abusou , d'Antonio CARLOS et JOCAFI) ou Pierre VASSILIU (Qui c'est celui-lý ?/Partido Alto de Chico BUARQUE).

Tous n'ont pas les scrupules de MOUSTAKI et de BAROUH. Les contresens et les clichÈs sont presque systÈmatiques. InterprÈtÈ par Nicoletta, Fio Maravilla devient un vibrant hommage ý un chanteur des favelas. L'original de Jorge BEN dÈcrivait un but exceptionnel sur un terrain de foot...

Heureusement, il y a Claude NOUGARO. "La musique brÈsilienne ? Au dÈbut, je n'en connaissais que le folklore que l'on jouait dans nos campagnes. AprËs les vendanges, les vignerons poussaient une jambe en haut et une jambe en bas sur un air de samba ý la Luis MARIANO" , s'amusait-il. Sa pulsation se maria ý merveille avec les mots et le phrasÈ de l'Occitan dans Tu verras (Que Sera , de Chico BUARQUE). Par l'entremise de BAROUH, NOUGARO rencontre Baden POWELL en 1964. Il transforme Berimbau en Bidonville pour Èvoquer une misËre universelle. 1968. Pendant que Paris rÍve de rÈvolution et imagine une plage sous ses pavÈs, il est inconvenant de cÈder ý l'hÈdonisme tropical. Les BrÈsiliens subissent le durcissement d'une dictature instaurÈe en 1964. "Au lieu de boycotter ce pays devenu fasciste, les producteurs franÁais en profitent, Ècrit Jean-Paul DELFINO dans Brasil a Musica (Èd. ParenthËses, 1998). Dans les salles de concerts brÈsiliennes, des agents dits artistiques exportent des chanteurs qui, mÍme dans l'Hexagone, ne font plus recette (...) : Demis ROUSSOS, Mike BRANT, HervÈ VILARD (...)."

Sur les murs des villes, une affiche apparaÓt : "Aime le BrÈsil ou quitte-le!", rapidement complÈtÈe par "Et le dernier Èteint la lumiËre !", dÈtournement dš au journal contestataire O Jaguar . La bossa ne survit pas au rÈgime des gÈnÈraux. DÈchus parfois de leur nationalitÈ, les chanteurs s'exilent. A Paris, on trouve Baden POWELL, VINICIUS de Moraes, Toquinho et Nara LEAO. A Londres, Caetano VELOSO et Gilberto GIL, symboles d'un nouveau courant plus radical, le tropicalisme, qui mÍle la samba au rock et au funk.

La diaspora parisienne se rÈconforte dans une boÓte comme Le Discophage, rue des Ecoles. "Il y avait un spectacle de cabaret avec guitare, percussion et voix, se souvient Bernard LAVILLIERS. Je faisais la partie franÁaise. Il y eut un ÈvÈnement avec l'apparition des Etoiles, les premiËres drag-queens."
 

LAVILLIERS se retrouve dans la parole protestataire et les provocations tropicalistes. Un premier voyage, en 1965, a menÈ le StÈphanois dans le Nordeste. Il y dÈcouvre "Luis GONZAGA et les cangaceiros, les chants de Recife et le forro de Pernambouc, ces chansons de foire qui sont aussi des danses populaires. Un petit accordÈon, un triangle, une flšte, une guitare, parfois un violon" . Loin des plages, il raconte "l'intÈrieur des terres, le dÈsert et la rocaille, la chaleur terrible , les ruraux illettrÈs qui survivent loin de la civilisation" dans Sertao (1979), premier forro en langue franÁaise.

Avec VÈronique SANSON, Etienne DAHO, Patrick BRUEL et, rÈcemment, le groupe Nouvelle Vague, le BrÈsil n'a cessÈ d'irriguer la chanson franÁaise. Sans rÈciprocitÈ. Les anciennes gÈnÈrations parlaient le franÁais, l'anglais l'a dÈtrÙnÈ. "La relation est ý sens unique, l'ignorance du public brÈsilien est affligeante, estime Dominique DREYFUS. Au mieux, il connaÓt BECAUD, AZNAVOUR, PIAF dont La Foule a ÈtÈ un tube . Les BrÈsiliens sont autosuffisants musicalement, la brËche est occupÈe par les Anglo-Saxons. Nous ne sommes pas un peuple trËs musicien mais un peuple de passeurs : pour la bossa, mais aussi le jazz, le zouk, le raÔ, la salsa, le reggae."

Bruno LESPRIT
LE MONDE | article paru dans l'Èdition du 10.07.05.

 

 

 

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